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21/06/2012 Séminaire : Les nuages de Constable et Turner
Evénement proposé pour le réseau par Martine Tabeaud
  • Date : 21/06/2012
  • Lieu : EHESS 10, rue Monsieur-le-Prince, Paris, 6e, métro ODEON salle Alphonse Dupront, rez-de-chaussée
Description complète :
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Intervenant: Pierre Wat (Université Paris 1)


Compte-rendu
Dans les nuages. Constable et Turner, peintres des phénomènes météorologiques

EHESS, 21 juin 2012
Pierre Wat, professeur d'histoire de l'art contemporain à Paris I

Constable a beaucoup été inspiré par la peinture hollandaise (Aert van der Neer, Jacob van Ruisdael). Dès sa jeunesse, il établit un lien entre art et savoir. Pour lui, peindre est un devoir moral. Il entend « porter l’esprit vers l’architecte divin », comme il l’écrit dans une lettre de 1802. Pour Constable, la science est l’instrument d’une conception mystique du monde, comme elle l’est pour certains de ses contemporains qui l’ont influencé, tels William Paley, auteur d’une Théologie naturelle, ou le pasteur Gilbert White, dont les Observations sur la nature (1795) comportent de nombreuses notations météorologiques. Constable se perfectionnera en se mettant à la double école de l’art et de la nature. « Nous ne voyons rien véridiquement avant de l’avoir compris », dira-t-il.

Constable est certainement le premier artiste à étudier si bien les variations du ciel, dans une exploration affective où « peindre » est synonyme de « sentir ». Le ciel alors n’était pas un sujet en soi. Constable a quant à lui peint une centaine d’études sur le ciel à Hampstead, aujourd’hui quartier de Londres, hier campagne, où fils de meunier, il a passé son enfance. Les formats de ces études sont petits (15 x 20 cm ou 18 x 22 cm). Habitué à travailler sur le motif, Constable pratique le skying. Il écrit par exemple dans une lettre adressée à Fischer en 1821 : « Ive made a good deal of skying ». Ses compositions sont maîtrisées. En observant ces études, on a l’impression de s’engouffrer dans le nuage, dans une fusion entre l’homme, l’art et la nature. Le réalisme des études de nuages est si intense qu’il est possible de prévoir le temps qu’il fera.

La passion que voue Constable aux nuages et à la météorologie est ancienne. Dès 1805, il avait déjà pris des notes décrivant les types de temps et les nuages. Mais c’est entre 1820 et 1822 qu’il accumule les annotations météorologiques, les « journaux du ciel ». En 1822, il parle par exemple d’un « nuage éclatant d’un gris vif ». Les ciels peints par Constable en 1822 ne sont plus simplement « une partie efficace de la composition », ce sont des ciels purs, sans référent terrestre. Les études de ciel de Constable n’ont donné lieu à aucune toile connue. La plupart sont peintes vers midi, dehors, et s’inscrivent ainsi dans une temporalité. Car Constable cherche à décrire des épisodes plus que des moments : il met ainsi l’accent sur les déterminations naturelles des phénomènes. Au dos de ses études de ciel, il inscrit la date, le moment, et souvent le nom des nuages, d’après la classification de Luke Howard, qu’il connaît à travers le livre de Thomas Forster (il en possède un exemplaire d’occasion daté de 1815). Un météorologue contemporain a d’ailleurs comparé les annotations météorologiques de Constable et les relevés météorologiques transmis par les instruments de mesures. Il a pu dater précisément les annotations de Constable.

Le réalisme des nuages est saisissant dans plusieurs de ses peintures, comme dans La Charrette de foin. Si Constable a peint en majorité des ciels partiellement voilés, il compose son premier tableau avec un ciel entièrement couvert en 1827. Puis, en 1828, il peint un Orage sur la mer, où la pluie est rendue à grands traits de pinceaux.

Turner quant à lui cherche les conditions météorologiques limite, comme les tempêtes et les orages. Le tableau le plus célèbre de Turner représentant un orage est sans nul doute la Tempête de neige, ou Bateau à vapeur au large d'un port faisant des signaux et avançant à la sonde en eau profonde. L'auteur se trouvait dans cette tempête la nuit où l'Ariel quitta Harwich. On peut parler ici d’une « sténographie ardente de l’orage ». Turner raconta qu’il s’était fait attacher 4 heures au mât d’un bateau en pleine tempête avant de composer cette toile. Il s’agirait donc d’Erlebnis, expérience éprouvée par le sujet (ce que je vis me modifie), et non d’Erfahrung (mot employé pour une expérience de chimie). Tout comme la vision moderne et l’action painting, la peinture serait ici non pas résultat mais expérience à vivre. Dans un autre tableau, Pluie, vapeur et vitesse, où l’on distingue à peine une locomotive émergeant de l’averse, Turner raconte qu’il avait sorti la tête de son compartiment. Les conditions atmosphériques rudes seraient donc comme un atelier pour Turner, sujet dans l’évènement météorologique. Mais l’artiste a également transposé des scènes : un orage vécu dans le Yorkshire aurait servi de prétexte pour la peinture, quelques années plus tard, de Hannibal et son armée traversant les Alpes. Avec Turner, la peinture de paysage devient peinture d’histoire. Il transpose une émotion en narration, construit son art sur la sensation individuelle.

Pierre Wat a notamment publié Constable, entre ciel et terre (2002) et Turner, menteur magnifique (2010).

 
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