Compte-rendus de lecture
30/11/-0001 Compte-rendu de lecture de : La Grande Tempête
Evénement proposé pour le réseau par Anouchka Vasak
  • Auteur : Daniel Defoe
  • Date de parution : 01/01/2018
Description complète :

Compte rendu du livre
La Grande Tempête de Daniel Defoe,
traduction et édition critique par
Nathalie Bernard et Emmanuelle Peraldo,
Classiques Garnier, 2018.

Voici un événement météorologique bien connu des historiens : la « grande tempête » (« The Storm ») s’est produite les 7 et 8 décembre 1703 (26-27 novembre selon l’ancien calendrier alors utilisé en Grande-Bretagne) sur les Iles Britanniques et a touché d’autres pays d’Europe (France, Pays-Bas…). Les dégâts ont été surtout très importants à Londres, déjà frappée par la peste de 1665 puis le grand incendie de 1666, et dans le sud de l’Angleterre, et le bilan humain fut considérable (environ 80 000 morts). Moins meurtrier cependant que la peste de 1665 qui fit 97 000 morts, cet événement s’inscrit également dans une série de grandes tempêtes qui, après celle de 1695, frappa l’Angleterre entre 1701 et 1720. Pourquoi la mémoire collective a-t-elle privilégié, même si elle fut d’une intensité exceptionnelle, la tempête de 1703, au point qu’on l’appelle The Great Storm, et plus fréquemment encore, depuis la parution du livre de Daniel Defoe en 1704, The Storm ? C’est que l’auteur de Robinson Crusoé (1719) a accompli avec cet ouvrage un travail inédit, un des premiers qui relèvent du journalisme dans le sens moderne du terme. La tempête de 1703 est ainsi considérée comme le « premier événement climatique qui ait été relaté dans les journaux à l’échelle de la nation », ainsi que l’écrit Jan Golinski[1], cité par les auteures de l’introduction critique à La Grande Tempête. Avant de décrire l’ouvrage de Daniel Defoe et d’exposer sa méthode remarquable, il faut saluer la parution de sa traduction-édition aux Classiques Garnier.

Certes, le texte original est disponible en ligne dans sa première édition[2] . Richard Hamblyn, l’historien britannique auteur notamment du fameux ouvrage The Invention of Clouds[3] sur Luke Howard et sa classification des nuages, a publié en 2003 une édition de The Storm pour les Penguin Classics. Mais jamais The Storm n’avait été traduit en français dans sa totalité. L’introduction critique de Nathalie Bernard et Emmanuelle Peraldo replace bien l’événement dans le contexte météorologique du début du XVIIIe siècle, soulignant aussi l’intérêt croissant que suscitait en Europe cette science encore nouvelle. L’introduction met aussi l’accent sur la nouveauté de l’entreprise de Defoe, sa rationalité inspirée par la méthode expérimentale de Sir Francis Bacon, à distance du penchant pour le surnaturel toujours prompt à s’éveiller en cas d’événement météo spectaculaire, et la motivation première de l’auteur : faire entendre les mots, les maux aussi bien, de ceux qui, témoins oculaires, ont été victimes de la tempête. Nathalie Bernard et Emmanuelle Peraldo lisent également La Grande Tempête comme un « hypotexte » des romans de Defoe, annonçant le rôle des tempêtes dans Robinson Crusoé, ou le tableau météorologique tenu par le héros et la classification des degrés de force du vent qu’il propose, comme le fait l’auteur dans The Storm . Enfin, elles soulignent l’intérêt qu’il y a pour nous aujourd’hui à connaître le texte de Defoe : pour une histoire générale des tempêtes et coups de vent, pour une histoire aussi de notre rapport à la nature dans le cadre de l’émergence contemporaine du courant dit « écocritique ». On peut regretter l’absence dans la bibliographie, presque exclusivement british, de travaux récents sur cette tempête et les tempêtes en général, comme ceux de Nicolas Schoenenwald[4] , ou qu’il ne soit fait aucune référence à d’autres événements météorologiques majeurs qui ont suscité des enquêtes auprès des populations, tel l’orage du 13 juillet 1788 en France, ni mention de la tempête de 1999 qui, pour la période contemporaine, a marqué la « mémoire nationale » française – et européenne en partie - autant que le fit la grande tempête de 1703 pour les Britanniques. Une allusion à la tempête de janvier 1839 en Irlande, « The Night of the Big Wind », et l’ouvrage de Peter Carr[5] qui a rassemblé témoignages, articles de journaux, récits et contes de cet événement aurait été également bienvenue. Enfin, une carte de la situation météorologique au moment de la tempête, telle qu’elle a été reconstituée et publiée dans l’édition de Richard Hamblyn, aurait été bien utile. Mais ne boudons pas notre plaisir, car le livre qui paraît aujourd’hui manquait au paysage français des publications météorologiques en particulier, et de la littérature en général. Ce livre est remarquable et passionnant.

Remarquable d’abord, la méthode de Defoe. Aussitôt après la catastrophe, il fait paraître une annonce dans la presse, appelant à lui faire parvenir tous les témoignages relatifs à l’événement, sous la forme de comptes rendus principalement rédigés par des « témoins oculaires ». Entreprise qui connut un tel succès que Defoe est contraint d’arrêter le recueil de témoignages pour que l’ouvrage paraisse au plus tôt après les faits, ce qui fut le cas puisqu’il fut publié dès juillet 1704. Defoe lui-même se pose en « historien », terme dont les auteures de l’édition française montrent qu’il n’est pas incompatible avec la posture du journaliste, pour autant qu’on y entende le sens de « celui qui sait pour avoir vu ». Car Defoe lui-même fut témoin oculaire de la tempête, ce qui ne manque pas de conférer à son écriture une part de subjectivité et d’empathie pour les victimes. Remarquable ensuite, le plan de The Storm, par son organisation scrupuleuse. Le plan annonce (p. 98) d’abord 5 parties sous le dénominateur commun des « dommages » (damages) : 1. Des dommages causés dans la cité de Londres 2. … dans les comtés. 3… sur l’eau à la Marine royale 3…. à la navigation en général 4. … par le tremblement de terre 5. … par les marées hautes. Suivent deux chapitres où la religion l’emporte sur les faits eux-mêmes - mais n’oublions pas que Defoe s’efface derrière la parole des témoins, souvent pasteurs - consacrés aux « cas remarquables de vies préservées par la Providence » puis aux « blasphémateurs endurcis qui méprisent la tempête et ses effets ». Si les « calculs » annoncés « concernant les dégâts » ne font pas l’objet d’un chapitre spécifique, la conclusion rappelle la nécessité d’une publication au plus près de l’événement, et prévient l’objection supposée du lecteur face au « style sans élégance » des témoins : « L’auteur, insiste Defoe, a choisi de les laisser parler leur propre langue » (p. 250). Et cette langue issue des situations dramatiques est ce qui fait non seulement la qualité, mais osons-le dire, la beauté de ce livre. Est-ce un tort d’être sensible à certaines scènes de genre, à l’évocation de petits métiers, à la description furtive de paysages balayés par le souffle ? Défilent des paysannes portant leur pot à lait sur la tête, déséquilibrées par le vent, des enfants jouant à saute-mouton sur un clocher tombé à terre, un petit garçon soulevé dans les airs, des meules de foin ou de froment soufflées à grande distance des champs et venues se ficher on ne sait comment dans une grange, des matelots accrochés à leurs mâts, des bateaux sans amarres dérivant sur la Tamise… On voit ces campagnes anglaises avec leurs ormes et leurs toits de chaume, ces toits d’églises dont les plaques de plomb s’envolent et chutent violemment. Emouvante aussi, la liste des capitaines dont les navires ont fait naufrage. Defoe, « l’humble serviteur des siècles à venir » ainsi qu’il signe sa préface, redonne une identité à nombre de disparus, fait entendre par-delà les siècles les voix emportées par la tempête, à l’image de ces marins en plein naufrage : « On avait à peine prononcé un nom que le vent l’emportait, si bien que les hommes présents sur le pont avaient beau parler fort et se tenir tout près les uns des autres, il leur était souvent impossible de distinguer ce qui se disait ; et quand ils ouvraient la bouche, ils en avaient presque le souffle coupé » (p. 191).

Oui, c’est un livre magnifique qu’ont traduit avec soin et édité en toute rigueur Nathalie Bernard et Emmanuelle Peraldo, dans la collection « Littératures du monde » dirigée aux éditions Classiques Garnier par Alain Montandon et Françoise Lavocat.

Anouchka Vasak




Références bibliographiques:

[1] Jan Golinski, « Exquisite Atmography : Theories of the World and experiences of the Weather in a Diary of 1703 », The British Journal for the History of Science, vol. 34, n°2, 2001, p. 161.

[2] The Sorm : or, A Collection of the most Remarkable Casualties and Disasters Which happen’d in the Late Dreadful Tempest, both by Sea and Land, disponible sur la base de données ECCO (Eighteenth-Century Collections Online).

[3] Richard Hamblyn, The Invention of Clouds. How an amateur meteorologist Forged the Language of the Skies, Picador, 2001.

[4] Nicolas Schoenennwald, Les tempêtes en France et dans les Iles britanniques : des aléas aux événements, thèse sous la direction de Martine Tabeaud, soutenue en 2013. - « Daniel Defoe et la grande tempête de 1703 en Angleterre », in Histoires des météophiles, Alexis Metzger, Jérémy Desarthe et Frédérique Rémy (dir.), Paris, Hermann, collection MétéoS, 2017, p. 67-81.

[5] Peter Carr, The Night of the Big Wind, White Row Press Ltd, 1991.
 
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