Compte-rendus de lecture
30/11/-0001 Compte-rendu de lecture de : Wolfgang Behringer: Tambora und das Jahr ohne Sommer. Wie ein Vulkan die Welt in die Krise stürzte
Evénement proposé pour le réseau par Anoucka Vassak
  • Auteur : Karin Becker
  • Date de parution : 15/12/2015
Description complète :

Wolfgang Behringer: Tambora und das Jahr ohne Sommer. Wie ein Vulkan die Welt in die Krise stürzte, Munich: Beck 2015

L’auteur de ce livre, professeur d’histoire à l’Université de Sarrebruck, est connu du grand public surtout par sa Kulturgeschichte des Klimas (Munich : Beck 2007), véritable bestseller qui a pourtant attiré quelques critiques de la part des universitaires. Son approche « culturelle » du climat, qui voit dans les manifestations politiques, sociales etc. une réaction de l’homme aux différentes influences atmosphériques, a été considérée comme « déterministe » et « monocausale », réduisant les évolutions complexes des sociétés à des adaptations forcées par « la nature ». Cependant, l’auteur ne prétend pas vouloir défendre exclusivement cette perspective, bien au contraire : il n’adopte ce point de vue que comme une hypothèse de travail, qui lui permet d’étudier un sujet très vaste selon un axe logique bien défini, mais qui n’exclut aucunement d’autres méthodes. Son intérêt réside notamment dans un élargissement thématique de la recherche historique « traditionnelle », trop portée, à son avis, sur des aspects sociopolitiques et négligeant largement le versant climatique (voir pour un résumé de la discussion notre article « Das Wetter und die Kultur » dans : Kulturpoetik 9, 2009, p. 269-276).

Cette même méthode se retrouve dans le nouveau livre de Behringer, et elle est à nouveau amplement légitimée, avec une tonalité polémique renforcée (« Abrechnung » – « règlement de comptes », p. 321). L’auteur consacre 398 pages aux diverses conséquences culturelles, dans le monde entier, de ce qu’il appelle la « crise du Tambora » (p. 11), c’est-à-dire aux effets de l’énorme quantité de poussière éjectée dans les couches supérieures de l’atmosphère par l’éruption du volcan indonésien du 5 au 15 avril 1815. Le sujet est actuellement en vogue, à cause du bicentenaire de l’événement, et l’auteur offre bien un rapide état de la recherche (p. 14). Mais contrairement à d’autres publications, ce n’est pas l’éruption proprement dite qui l’intéresse, mais ses effets immédiats (période considérée : 1815-1820) sur les différents pays concernés, contraints à réagir au refroidissement considérable (bien que le topos de « l’année sans été » soit exagéré, p. 14), aux dégâts causés par la neige et le gel, les tempêtes et les averses, à la destruction des récoltes, la hausse des prix, la famine, les épidémies, la mortalité etc. Il s’agit pour Behringer d’étudier la « flexibilité » des différentes sociétés du monde (Europe, États-Unis, Chine, Inde, Australie, Afrique du Sud…), plus ou moins capables de relever le « défi » (p. 322) posé par l’événement naturel, devenu un phénomène global.

Vu la grande diversité des sujets à considérer (technologie, médecine, agriculture, météorologie, politique etc.), la publication se présente, avec une certaine fierté (« Leistung », p. 15), comme un grand livre de synthèse (« Gesamtbild », p. 15) qui réunit les résultats des recherches obtenus par les diverses disciplines consultées – un projet bien ambitieux, qui nécessite forcément une condensation qui peut paraître comme une simplification à tel ou tel spécialiste, selon le champ thématique ou la région géographique visée. L’auteur en est bien conscient : il s’agit pour lui du prix à payer pour une telle tentative totalisante, qui veut à la fois combler une lacune apparente dans l’historiographie (qui le laisse perplexe à plusieurs reprises) et attirer l’attention d’un plus large public sur un rapport nature-culture bien particulier qui aurait déterminé la naissance des sociétés modernes – aspect évidemment propice à la conjoncture actuelle des sujets « écologiques », dans l’année de la COP 21. Par conséquent, la médiatisation commence à porter ses fruits, car comme dans le cas de sa Kulturgeschichte des Klimas, l’écho extra-universitaire ne se fait pas attendre (voir par exemple les CR dans : Süddeutsche Zeitung, 1er décembre 2015, p. 8 ; http://www.spektrum.de/rezension ; http://www.deutschlandradiokultur.de).

Comme il est impossible de retracer, dans le cadre donné, toutes les implications de la « Tamborakrise » discutées par Behringer, nous faisons ici un choix plus ou moins subjectif qui peut pourtant illustrer la diversité des sujets abordés (la table des matières p. 5-7, très détaillée, permet d’ailleurs au lecteur de trouver rapidement tel ou tel sujet). Un premier complexe est évidemment celui de la météorologie « moderne », qui prendrait son essor sous l’impression des phénomènes atmosphériques apparemment inexplicables. Un atout du livre, très lisible par son style narratif, est de présenter les événements d’abord dans la perspective des observateurs contemporains, avec un recours systématique aux sources (carnets de bord, journaux intimes, etc.). Bien que Benjamin Franklin ait constaté, dès 1783, un rapport de cause à effet entre une éruption volcanique (celle du Laki) et une perturbation atmosphérique généralisée, cette explication des changements climatiques ne vient pas à l’esprit des scientifiques en 1815-1820, de sorte que cet éclaircissement définitif se fait attendre jusqu’aux thèses présentées par W.J. Humphreys en 1913 (p. 13, p. 267). Cependant, les diverses discussions contemporaines (nommées « chaotiques », p. 268) sur les éventuelles causes du refroidissement (influence des comètes et des météorites ? tremblements de terre ? faible activité solaire, appelée aujourd’hui « minimum de Dalton » ?) sont, selon Behringer, à l’origine de la naissance d’une « science des météores » au début du XIXe siècle, notamment dans le domaine de la néphologie (dans la filiation de Luke Howard), y compris les théories sur les « brouillards secs » qui obscurcissent le ciel (p. 269-273).

Une autre discipline naît à la même époque, celle de la volcanologie, sans que le lien soit fait avec la météorologie et sans que l’éruption du Tambora (bien considérée comme la plus importante dans l’histoire) soit étudiée pour elle-même, étant donné que les nouvelles théories se trouvent surtout appliquées au Vésuve (p. 273-275). La « crise du Tambora » figure donc dans bien des domaines comme « catalyseur » (p. 321) d’un progrès dans l’évolution des sciences. Ceci est également vrai pour les technologies, car il s’agit de surmonter la destruction de l’infrastructure, notamment celle des voies de transport : cette nécessité mène à la « rectification » du Rhin, à la construction du Canal Érié, à l’essor des bateaux à vapeur et du chemin de fer, à la production du macadam pour les routes et à l’invention de la draisine comme prototype du trafic privé (p. 278-292). Cependant, l’intérêt de ces nouveaux moyens de transport réside également dans le besoin de faciliter les larges vagues de migration causées par les intempéries (vers le Middle-West aux États-Unis, vers la Russie en Europe, etc.) et de créer des emplois pour une population sans ressources (p. 104-107). L’insécurité de l’existence contribue à la naissance d’une politique sociale et à l’établissement des mesures contre le paupérisme (caisses d’épargne et assurances p. 305-309). Dans le domaine de l’alimentation, on crée des institutions caritatives publiques ou privées censées garantir un minimum de subsistance ; le succès international des extraits de viande Liebig (p. 305) et de la soupe Rumford (p. 102-104) est à interpréter dans ce contexte.

D'autres conséquences de la crise sont d’ordre religieux (superstitions, croyances populaires) ou idéologique (naissance des nationalismes, retour de l’antisémitisme) ou revêtent une dimension strictement politique : la réorganisation des états de l’Europe sur l’initiative de Metternich se présenterait ainsi moins comme une « restauration » que comme un projet conçu pour lutter contre la crise et pour garantir une stabilité et une paix durable (notamment face aux multiples révoltes dues à la famine). Encore d’autres effets, plus secondaires, sont à constater sur le plan des arts : les magnifiques crépuscules des tableaux romantiques (Turner, par exemple) reflètent sans doute la réalité atmosphérique, où seulement les ondes longues de la lumière du soleil pénètrent la couche de poussière (p. 276-278), et les poètes anglais autour de Lord Byron, retirés au bord du Lac Léman, développent le genre du roman gothique (avec notamment le Frankenstein de Mary Shelley, p. 259-262). Cependant, Behringer ne s’arrête pas à considérer l’évolution en Europe : il étudie également le déclin de la culture chinoise, victime d’inondations apocalyptiques (p. 310-312), ainsi que les conséquences de la crise pour l’Afrique du Sud (p. 312-314) et l’Australie (p. 314-318).

Nous l’avons dit au début de notre compte-rendu : Behringer reproche à l’historiographie « traditionnelle » d’avoir négligé, sinon ignoré la « crise du Tambora », et ceci dans l’ambition de raconter une « Meistererzählung » (« narration de maître ») du XIXe siècle, axée sur l’idée du progrès continuel des sociétés (européennes) sur tous les plans, après les années révolutionnaires et napoléoniennes : le constat d’une « crise », « naturelle » de surcroît, aurait détruit cette belle argumentation (p. 319-321). Behringer se propose donc d’y opposer de son côté une autre « Meistererzählung », qui donne à cette crise tout son « sens » historique (p. 322), intégrant ainsi un événement naturel dans le fil de l’histoire officielle. Mais paradoxalement, cette nouvelle narration promulgue, elle aussi, une perspective progressiste, car la période de crise serait justement responsable du développement des différentes sociétés vers la « modernité » dans tous les domaines ; même ex negativo, dans le cas d’une non-adaptation à la crise (en Chine notamment), cette visée optimiste et téléologique constitue le fil conducteur de l’ouvrage.


Université de Münster, Allemagne
http://www.uni-muenster.de/Romanistik/Organisation/Lehrende/Becker

 
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