Compte-rendus de lecture
30/11/-0001 Compte-rendu de lecture de : Les Ciels de la Grande guerre
Evénement proposé pour le réseau par Anouchka Vassal
  • Auteur : Martine Tabeaud et Xavier Browaeys
  • Date de parution : 24/08/2022
Description complète :

Martine Tabeaud et Xavier Broawaeys, Les ciels de la Grande guerre. Aquarelles d’André Des Gachons, Sorbonne Université Presses, 2022

Par Anouchka Vasak

C’est un ouvrage exceptionnel que publient les deux géographes spécialistes du climat, Martine Tabeaud et Xavier Broawaeys. Exceptionnel par la qualité des reproductions, celles des « aquarelles météorologiques » d’André des Gachons (1871-1951), météorologue bénévole pendant la Grande guerre et peintre rare que beaucoup découvriront grâce à ce livre, mais aussi par la multitude et la variété de documents de la période : témoignages de poilus et d’écrivains, croquis et figures, photographies, dessins, papiers issus des archives du Service Historique de la Défense (ministère des Armées) et des musées de Champagne. Exceptionnel également par la démarche, proprement originale, qui préside à une enquête inédite focalisée sur un haut lieu de la Grande guerre, la Champagne.

Le travail du peintre André des Gachons, encore trop méconnu, est le point de départ de l’enquête : illustrateur et peintre symboliste, il a aussi réalisé des décors de théâtre. Mais ce sont ses fascinantes aquarelles météorologiques qui l’inscrivent dans la lignée, rappelée par les auteurs, des peintres de ciel et de nuages : les Ruysdael, Pierre-Henri de Valenciennes, Constable, Turner, Delacroix, Boudin. Tous les jours, et jusqu’à la fin de sa vie, des Gachons peint des aquarelles de ciel, depuis La Chaussée-sur-Marne en Champagne. C’est à 30 km du front pendant la première Guerre mondiale que ce correspondant bénévole du Bureau Central Météorologique peint ses vues de ciel et reporte sur une grille qu’il a lui-même conçue ses observations météorologiques: il divise sa feuille (21x28 cm) en quatre cadres, dont deux sont réservés à l’aquarelle du jour, à des heures différentes de la journée, Pour local que soit ce témoignage du ciel vu d’un petit coin de Champagne, il est pour nous remarquable par sa régularité et sa précision. Et ce, même si le travail de des Gachons pour le BCM, organisme civil, n’a pas été utilisé par l’armée. Certes, l’ouvrage de M. Tabeaud et X. Browaeys, grâce à une somptueuse mise en page, met surtout en valeur les aquarelles de des Gachons, plus que ses fiches de prévision où figurent non seulement les vignettes aquarellées, mais aussi les observations météorologiques, avec graphiques et commentaires (vitesse et orientation du vent, pression atmosphérique, température, nébulosité) : l’effet esthétique des aquarelles, parfois en pleine page, est ainsi délibérément accentué par les auteurs et l’éditeur. Mais la reproduction de la fiche du 2 avril 1916 ainsi que celle de la planche hebdomadaire du 13 au 19 janvier 1919, après la guerre, donne à l’inverse une idée du fascinant travail de miniaturisation opéré par des Gachons avec ses vues du ciel. Par ailleurs, l’objectif de cette observation fine et de son report précis dans une aquarelle était d’établir des règles pour prévoir le temps du lendemain, reprenant ainsi à son compte un savoir ancré dans la tradition paysanne, alors que nous considérons ses vues comme des « archives de ciels », ainsi que l’écrivent les auteurs. Dans « L’art de prévoir le temps », en 1918, il écrit : « Je me suis efforcé, par de quotidiennes observations, de rendre scientifique la méthode de prévision du temps par l’observation des nuages. Pendant plusieurs années, chaque jour, j’ai pris des aquarelles le matin, à midi et le soir, aquarelles notant la forme des nuages et la couleur du ciel ». Notre perspective est donc en quelque sorte inversée par rapport à celle de des Gachons. Les ciels de la Grande guerre, en particulier par la part belle faite aux reproductions des vues de des Gachons, qui en accentue le caractère méditatif, tend donc à esthétiser le travail du peintre de La Chaussée-sur-Marne, dont l’objectif n’était pas a priori de faire œuvre d’art. Et l’on ne s’en plaindra pas. D’autant que la force du livre est d’inviter à une interrogation sur la frontière entre l’art et un usage utilitaire et documentaire de la peinture. La même question peut être posée pour les planches de Luke Howard, l’inventeur de notre moderne classification des nuages (1803), sur lesquelles nous pouvons aujourd’hui porter un regard esthétique. Mais à la différence de Luke Howard, des Gachons se tient lui-même, constamment, à la frontière : même si son travail minutieux et régulier n’a pas été utilisé pour la prévision météorologique, il ne cessera pas de produire des aquarelles de ciel, apparemment sans visée utilitariste. S’il est un « beau livre », Les ciels de la Grande guerre n’est d’ailleurs pas un livre d’art : les auteurs se tiennent eux-mêmes sur une ligne de crête, entre enquête scientifique objective et désir perceptible de faire partager leur émotion. Cette émotion est esthétique, née de la découverte des ciels peints par des Gachons, donnée ici comme un cadeau rêveur, dos tourné au front ; elle est aussi sensible dans le choix des témoignages de soldats, parfois célèbres (Apollinaire, Dorgelès, Cendrars, de Gaulle), souvent obscurs, témoignages livrés de la façon la plus concrète, nous invitant cette fois à regarder la guerre bien en face : Lucien Laby (« Froid continu, réellement extraordinaire. Neige. Je tousse. On va voler du bois dans la forêt pour faire du feu […] temps glacial, neige ») ; Charles Devert (« Le terrain est mauvais : des marnes vertes sans consistance et qui se changent sous la pluie en une pâte semblable à celle du pétrin de la manutention […]. De l’eau jusqu’à mi-cuisse, de la boue jusqu’aux genoux ») ; Adrien Almaric (« Les côtés de la tranchée sont de glace. On porte le café, il gèle dans le seau pendant qu’on casse la croûte »). Et tant d’autres, qui nous rappellent physiquement le sort des poilus à la merci des caprices du ciel et de leurs effets sur la terre. Car la terre est aussi présente que le ciel dans les témoignages de ceux qui vivent dans les tranchées, comme, mais rarement, dans certaines aquarelles du peintre (15 janvier 1916, 11 avril 1916, 11-25 janvier 1917). Les hommes, en revanche, n’apparaissent jamais chez des Gachons. Le livre leur rend hommage.

La méthode employée par les auteurs est parfaitement explicitée : il s’agit de « croiser » les aquarelles « avec d’autres manières de faire et de voir » : celle, scientifique et chiffrée, des météorologues ; celle, vécue et concrète, des artilleurs et des aérostiers ; mais aussi avec le « ressenti à fleur de peau des poilus qui survivent et meurent aux quatre vents ». Le résultat est un livre d’une grande originalité, qui parvient à faire tenir ensemble deux perspectives dont l’une, cruciale pour la guerre et rarement abordée par les chercheurs, est la question météorologique. On y apprend par exemple les progrès de la météorologie qui conquiert peu à peu le ciel à la faveur des nécessités militaires (ballons-sondes avec météographe, « saucisses » d’observation, cerfs-volants), et l’on constate que des Gachons, concentré principalement sur l’aspect du ciel et ses couleurs, reste prisonnier d’un modèle peu à peu dépassé, même si les observateurs bénévoles constituent un chaînon essentiel du travail de prévision. L’autre perspective, on l’a dit, est esthétique et sensible.

On pourra regretter l’absence d’une bibliographie générale et en particulier de quelques références importantes à des travaux récents, de plus en plus nombreux, qui associent l’art et le climat ; on peut regretter aussi que ne soit pas fait explicitement référence à la remarquable exposition, montée par Virginia Verardi et Fanny Schulmann en partenariat avec Météo-France, que le musée des beaux-arts et d’archéologie de Châlons-en-Champagne a consacrée en 2015 à André des Gachons (« André des Gachons. Le ciel entre guerre et paix »). Mais le résultat est un livre extra-ordinaire, par son objet, sa méthode, sa démarche même. Est-ce un effet du croisement de la géographie et de la peinture ? D’un certain côté, Les ciels de la Grande guerre est un livre que l’on peut dire non-linéaire : il présente, comme en tableau et en regard, les merveilleuses aquarelles de des Gachons et en encadrés, des témoignages de poilus, des extraits d’œuvres d’écrivains, des documents photographiques et graphiques. Les poèmes et plus spécialement les calligrammes d’Apollinaire qui le ponctuent sont à ce titre parfaitement adéquats à la démarche, puisqu’ils associent par principe texte et image, même lorsque le poème ne reproduit pas de forme spécifique. D’un autre côté, le livre ne renonce ni à la narrativité, y compris dans les tableaux de des Gachons car certains se déploient en séries (11 au 25 janvier 1917, « train de giboulées » du 15 avril 1916), ni à l’analyse caractéristique d’un travail de recherche parfaitement construit. Ainsi, le livre s’organise en deux parties : l’une qui donne le cadre général de l’enquête, tant dans l’histoire de la peinture de ciel que dans celle de la guerre vue du point de vue de ses acteurs ; l’autre qui déroule le fil des saisons, en en inversant subtilement l’ordre astronomique (été, automne, hiver, printemps). Décidément, la météorologie invite à dépasser les frontières disciplinaires et les angles de travail.

 
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